Viviane Douek

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Il était une fois...

Oui, c'est bien comme un conte que se présente l'histoire de Viviane Douek, peintre. Il était une fois, donc, une jeune femme qui n'avait pas encore exploré en elle tout son potentiel humain. Heureuse épouse, heureuse mère, menant une droite vie sans problème, elle avait pourtant, à son insu et comme tout le monde, ses problèmes. Quels ?Ah mais justement : puisqu'elle ne le savait pas trop, elle
ne les connaissait pas du tout. Alors elle riait. Elle riait beaucoup, et d'ailleurs, les dieux soient loués, elle continue.
Viviane Douek, donc, riait ; et de plus, comme c'est une femme non seulement féminine, mais active, énergique, tenace et entreprenante, elle entreprenait beaucoup. C'est ainsi que, quand je l'ai connue, elle dirigeait un club de femmes, qu'elle avait fondé à Saint-Quentin, le Club artistique.
Le rapport avec la peinture ? Patience, on y arrive. Au reste, je viens d'anticiper, car quand j'ai connu Viviane, elle était déjà engagée dans son chemin actuel. Revenons en arrière. A ce moment-là donc, elle touchait à ses trente-trois ans. Trente-trois ans, c'est l'âge charnière par excellence. Certaines personnalités connues l'ont choisi pour entrer dans l'éternité, leur tâche accomplie J'ai nommé bien entendu Alexandre et Jésus. D'autres, c'est
heureusement plus fréquent, entrent alors dans leur vie de créateur, écrivain ou artiste. Ainsi de notre amie.
Elle était, je l'ai dit, une femme comblée. Maisêtre comblé, cela veut dire recevoir. Or quiconque possède la qualité humaine a aussi besoin de donner ; et l'on ne donne que quand on se donne. Viviane se donnait jusque là à sa famille pour l'essentiel, et à ses entreprises pour— comment dirais-je ? — la part sociale de son être.
Là-dessus, elle rencontra un bouquet. Un bouquet de fleurs, parfaitement. Et ce fut la rencontre de sa vie. Elle courut dans la chambi de sa fille, attrapa la boîte de couleurs de l'enfant, et peignit le bouquet.
Je pourrais épiloguer à l'infini sur l'anecdote. En fait, il s'agit là de la racine même de l'art et de la littérature. L'être humain est ainsi constitué que lorsqu'il éprouve une émotion violente, il lui faut, sous peine d'étouffement, la communique aux autres. Soit par exemple deux jeunes gens qui découvrent l'amour au pied d'un arbre : à l'instant, ils se doivent de graver dans l'écorce leurs initiales unies, ce qui est proprement le germe de toute littérature : un besoin irrépressible de publier son bonheur. Devant ce bouquet dont la beauté la bouleversait, Viviane aurait pu écrire un poème. Mais son moyen d'expression à elle était la peinture, non la littérature. Spontanément donc, elle saisit un pinceau.
Elle n'en avait jamais tenu jusque là. De l'art du peintre, elle ignorait jusqu'aux rudiments. Elle était, au sens le plus strict du terme, naïve. Elle aurait pu devenir un peintre naïf. Par bonheur, trop intelligente pour cela, elle a compris très vite que sous peine de rester un peintre du dimanche, il lui fallait redécouvrir, sinon par les écoles, du moins par instinct et recherche personnelle, les règles indispensables de l'art.
C'est en forgeant qu'on devient forgeron : c'est en peignant que Viviane Douek est devenue peintre. A partir d'ici, tout son trajet est jalonné par les acquisitions techniques, chacune marquant un palier dans l'ascension.
Ascension exemplaire, je ne crains pas de l'affirmer. Essayons d'en retracer le parcours. Le bouquet initial, qui n'était certes pas un chef-d'œuvre, remplissait ras bords la toile comme il remplissait, je pense, le cœur de l'auteur. Tassées les unes contre les autres, les couleurs, déjà ternes et denses par elles-mêmes, s'étouffaient mutuellement. L'artiste a dû sentir alors très vite que la couleur n'est rien sans la lumière, qu'à vrai dire elle est la lumière. Or, il n'est pas de lumière sans espace : l'espace trop condensé, c'est en astronomie un trou noir. La première technique qu'a imaginée Viviane consistait en une sorte de pointillisme. Pour être plus exact, les points de couleur étaient des confettis, petites taches rondes entre lesquelles l'air pouvait circuler. J'ignore (et je crois que l'artiste ignore elle-même) comment elle a trouvé cette solution. Je suppose que c'est par une réduction homothétique, donc à l'économie, de la masse globale initiale en une multitude de petites masses partielles. Quoi qu'il en soit, un pas était franchi ; le tableau était né.
Dans un premier temps, il se contentait de photographier, tel que le voyait l'œil de l'artiste, un paysage de fait. Avantage : de même que le photographe sélectionne sans trop réfléchir, dans le cadre de son objectif, un ensemble à la fois naturellement construit et naturellement heureux en rapports de couleurs, de même le peintre encore mal assuré qu'était alors Viviane n'avait plus, son cadre fourni, qu'à travailler la technique de reproduction. En somme, le tableau était donné par l'extérieur ; tout l'effort de l'artiste pouvait se-concentrer sur l'art de la restitution.
La couleur néanmoins demeurait pâlotte, timide, trop désireuse de légèreté pour s'attacher à la force en recourant par exemple au contraste ou à la dissonance : les bleus étaient trop bleutés, les rosés trop rosés, les verts surtout à la fois trop craintifs et trop étalés.
Viviane alors a commencé à prendre, si j'ose dire, des couleurs. Elle a attaqué le rouge, et s'est aperçue que son éclat faisait éclater la profondeur. Des violets soutenus sont apparus, et des bruns vigoureux, accusant les jeux de lumière. Puis, et cette étape-là fut, me semble-t-il, décisive, c'est au blanc, au blanc redoutable, qu'elle s'est risquée — je dirais mieux qu'elle s'y est plongée, qu'elle y a plongé.
J'abrège : tout le cheminement ultérieur se jalonne par la conquête de couleurs nouvelles. C'est peu après celle du blanc qu'a commencé la prise en charge délibérée de la charpente, c'est-à-dire du dessin. Sur le squelette des œuvres ainsi ossifié, la chair a pu prendre plus de souplesse, et la respiration de la vie, le grand souffle des vents, les baisers de la brise ont fait des toiles de Viviane — je pense à ses marines, en particulier — ce qu'elles sont aujourd'hui : l'image externe d'une âme et d'un cœur.
J'aurais dû mentionner au passage les essais sur papyrus, avec l'acquisition du noir. Mais comment être complet ? On a compris du moins où j'en voulais venir : Viviane Douek continue de monter. Jusqu'où ira-t-elle, je l'ignore, évidemment. Je ne puis que formuler un vœu : que la présence humaine s'affirme davantage sous sa brosse.

Roger Ikor
Prix Concourt

Viviane Douek

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